La vie des espaces profonds

Le cri muet de la matière

par Michaël La Chance

I – Quatre aberrations plasmatiques

Enfin de la sculpture ! Les visiteurs ne manquent pas de s’exclamer devant les sculptures en résine de Laurent Pilon. Car ici tout vient des profondeurs matérielles, sinon de flux plasmiques primordiaux, quand la matière échappe à elle-même pour se réactualiser comme matière – mieux que cela, quand la matière fait de son déplacement même un fondement. Lorsque la résine de synthèse apparut en 1943, il sembla que la matière ne serait plus jamais la même. Roland Barthes, dans ses Mythologies (1957), avait compris la portée de ce fait. Il avait prévu ce retour de l’indéterminé dans la matière, et notre désir d’y retrouver une aventure intime, une mouvance originelle. Pouvons-nous, aujourd’hui, parler d’une matière qui déplace son centre de gravité dans le prolongement qu’elle se donne ? Il appartenait à Laurent Pilon de proposer à l’expérience un tel déplacement, de rendre perceptible un tel travail de l’altérité et du lointain dans la proximité de la matière même. C’est une entreprise audacieuse, à une époque où la philosophie s’en désintéresse et consacre plutôt une séparation historico-culturelle entre la matière et celui qui la pense 1! Car, à notre époque la matière ne serait qu’un objet de la science, depuis la physique des particules jusqu’à la cosmologie des origines de l’univers. Il importe donc de la mettre à portée de l’expérience esthétique, d’en retrouver la subjectivité et de nous situer en regard de celle-ci.

En effet, nous avons tendance à considérer que la matière est d’emblée opaque et inerte, que c’est une masse obscure qui résiste et se refuse. Il nous semble par ailleurs que l’abstrait présuppose le vide, un vide qui traverse le monde de part en part, qui propose la simultanéité de toutes choses les unes par rapport aux autres dans une Présence, la fusion de toutes les images dans la plénitude d’une apparence. Il y a ainsi, d’un côté, une opacité qui dissimule une absence et, de l’autre, une transparence qui démontre comment toutes choses sont présentes les unes aux autres. Voilà pourquoi nous avons tendance à considérer la matière comme immobile et isolée, négative et irreprésentable. D’où l’importance aujourd’hui d’un travail en sculpture qui nous fait redécouvrir la matière comme mouvante et fusionnelle, positive et imageante – et qui, du même coup, conteste notre division métaphysique du monde.

Laurent PiIon utilise la résine de polyester comme materia prima pour simuler le marbre, le fer, l’argile, l’ambre, le bois, la nacre, le cuir, etc. Cependant, cette résine ne sort jamais d’elle-même, car elle n’a pas la même présence que le marbre, le fer… Elle est lieu, accélération, éclatement, aberration et transparence de la matière, sans être jamais la matière même. Elle est plutôt une matière quasi irréelle qui ne se laisse arrêter ni dans des formes ni dans des objets. En tous lieux elle glisse avec les images et les formes, en tous lieux elle se réserve des effets de réalité dans le mouvement de l’informe. Les sculptures de Pilon parviennent ainsi à produire des effets de réalité sans nous donner d’ancrages référentiels : elles ont le caractère concret des outils ou des armes, des artefacts préhistoriques et des gadgets technologiques du futur, et tout à la fois elles paraissent hors du temps, elles ont le caractère éthéré qui signale leur provenance d’un autre monde 2. Ce qui s’expliquerait, selon le philosophe Schopenhauer, par le caractère désintéressé de nos représentations lorsque, devant l’extrême éloignement du passé le plus archaïque ou de l’avenir le plus improbable, notre pensée et notre imagination s’affranchissent des volontés qui animent le social et le monde matériel. C’est ainsi que les matières hors temps deviendraient des spectacles esthétiques 3, nous introduisant à une contemplation proto-esthétique delà matière elle-même.

Qu’est-ce donc que cette déréalisation de la matière dont il est question ici ? La matière retrouve un état de plasticité qui précède toute détermination et toute volonté – mais cette matière, lorsqu’elle nous revient, doit se couler dans un espace : elle exhibe alors des torsions, des stries, des déchirures colorées… qui révèlent les contraintes inhérentes à cet espace. L’objet est sculpté en même temps qu’il se spatialise – et devient temporel. L’espace se révèle toujours dé-formé (et in-formant) par les tensions qui l’habitent et par les temporalités qui s’enchevêtrent. Les objets ainsi sculptés laissent la matière en suspens. La sculpture, libre de toute hâte de l’objet et de toute urgence de la forme, s’abandonne à la plus mystérieuse aberration plasmatique.

Aujourd’hui, nous prêtons de nouvelles valeurs à la matière. Celle-ci nous apparaît comme prolifération du complexe et émergence de significations. Comment la matière peut-elle signifier, ou plutôt comment devient-elle le siège d’un processus interne qui se révèle simultanément significatif et sensible ? Le travail sculptural de Laurent Pilon serait gouverné par un tel processus qui se laisse lire en surface et se laisse pressentir en profondeur. Il nous semblait jusqu’ici que le sens s’épuiserait à la rencontre du concret, lequel ne signifierait rien par lui-même : toujours in-signifiant. Il nous semblait aussi que le concret, pénétré plus ou moins profondément par le sens, laisserait un fond non élucidé : une masse obscure. Laurent Pilon fait remonter le sens de cette masse, en révélant que la matière est toujours traversée par notre subjectivité, laquelle n’a de cesse de « faire matière » dans une mouvance infinie.

Les objets sculptés par Laurent Pilon révèlent le déplacement constant par lequel les formes s’esquissent, prennent contour et se révèlent. Quand la forme doit toujours ré-inventer son origine et proposer de nouvelles avancées. Ce déplacement, au cœur du processus de création artistique, serait maintenu et relancé en tant que mouvance suspendue de l’œuvre, ce que révèlent d’emblée les techniques du travail de la résine chez Laurent Pilon : il utilise d’abord une poudre minérale (le plâtre est préférable pour sa neutralité) qu’il projette et façonne des doigts afin de former le moule pulvérulent et quasi immatériel dans lequel il coulera la résine. Aussitôt durcie, la résine moulée devient un moule pour de nouveaux coulages. Laurent Pilon fait alterner les abrasions et les polissages, les coulages et les projections – car il a découvert en ces dernières un véritable moyen de dessiner et tout à la fois un geste méditatif très ancien. Par un jeu de prises successives, les effets de surface alternent avec les effets de masse et s’interpénètrent tant et si bien que le moule premier disparaît. Nous ne distinguons plus le geste de façonner du matériau inerte, la plasticité psychique de son support analogique : c’est la deuxième aberration plasmatique.

Ce geste du sculpteur, qui accumule les projections de résine dans une poudre de plâtre façonnée des doigts, rappelle le Ménon de Platon, où Socrate demande à un jeune esclave de tracer des figures dans le sable pour démontrer la thèse de la réminiscence : il pense en organisant le sable, il fait du sable son espace d’intuition, le lieu de ses projections et aussi le support de sa mémoire. Ce qui est démontré dans le Ménon, c’est que la mémoire qui se dépose alors dépasse de beaucoup la mémoire personnelle de chacun. Ainsi, la résine n’oublie jamais les projections qui l’ont façonnée – depuis la mémoire du vivant et du cosmos. Les étapes subséquentes ramèneront éventuellement à la première prise. Le dernier travail d’abrasion et de polissage force le retour, retrouve le premier noyau que les couches superposées et finement zonées de résine avaient recouvert. Les abrasions fines et le polissage ultime reconstituent l’origine d’une crypte des premières coulées, veinée de couleurs variées. Il s’agit d’arrêter l’esterragie (de « ester », composé organique, et -rragie, écoulement) d’une résine laissée à elle-même, devenue écoulement qui ne s’arrête plus. Le déplacement tend à se libérer de toute origine (matrice, moule, socle…) – il n’y parvient que d’évoquer une Origine encore plus lointaine. Le déplacement est indéfiniment reconduit, mais bientôt dé-génère en sa périphérie : nous reconnaissons que tout est écoulement de l’Origine.

Parfois Laurent Pilon procède sans noyau : il provoque une accumulation des couches de résine dans une forme concave, en faisant à chaque fois un usage im-matriciel de poudre de plâtre. La forme concave est bientôt remplie, les irradiations de couleur semblent directement issues du magma. C’est la troisième aberration plasmatique.

Certaines pièces, carapaces érigées comme des stèles, ossatures de monstres disparus, me font fortement penser, par leur texture, aux supports brûlés et craquelés des anciens rituels d’écriture : la carapace de tortue était rituellement calcinée dans l’ancienne Chine, comme les omoplates dans le monde chamanique, pour que l’on puisse lire, en grattant la suie, les lignes de fissure et de craquelures sur les surfaces osseuses 4. Brûler, calciner, fissurer, effriter : la première écriture est mantique plutôt que représentation. Sachant que chaque partie de l’univers contient l’univers tout entier, sachant que ce que nous appelons univers contient aussi bien le futur que le passé, nous comprenons que les craquelures de l’os doivent livrer une image du futur : ici les projections, coulées, abrasions, polissages… vont toujours au-devant d’un futur de la matière, absorbent le temps à venir – ou plutôt libèrent le temps qu’elle contient. Le futur est contenu dans le présent : à rendre le présent visible, nous saurons élucider l’avenir. J’apprendrai plus tard que l’artiste avait effectivement laissé brûler les parties d’une sculpture afin de découvrir les calcinations rugueuses d’une très sensuelle résine lisse et nacrée.

À notre époque, l’image semble devenue une machine symbolique dont le fonctionnement serait totalement autonome : l’image se donnerait à lire sur un écran, dans un journal…, sans être soutenue par un contexte ou par un appareillage. Nous utilisons les signes et les images comme s’ils ne manquaient jamais de livrer leur contenu, à tout coup, sans recours à des codes d’une grande complexité et d’une grande profondeur historique. Le travail de Laurent Pilon nous invite à reconsidérer le processus de l’émergence du visible depuis sa base primitive, quand le visible proviendrait d’un lent travail de la matière, quand la matière serait elle-même exigence des codes et configuration du temps. Alors le visible est un éclat de l’Origine, il est aussi déflagration de la fin. Entre l’origine et la fin surgit une mouvance matérielle, la beauté improbable de faire surgir la forme de rien : dans des sculptures émouvantes et énigmatiques. Tout cela devient possible dès lors que les densités volcaniques de la matière s’appuient sur un souffle de poussières : une quatrième aberration plasmatique.

 

II – Quatre espaces profonds

Nous sommes, comme le dit Freud, des masses d’inconscient légèrement élucidées à la surface par la lumière du soleil; et ceci, les poètes l’ont dit avant Freud : Lautréamont, Rimbaud, Mallarmé, enfin Baudelaire. Dans son expérience actuelle, la poésie est en présence de multiples condensations à travers quoi elle arrive à toucher au symbole – non plus contrôlé par l’intellect, mais surgi, redoutable et réel. C’est comme une matière qui dégage ses puissances.  Pierre Jean Jouve 5

Les objets sculptés de Laurent Pilon viennent de loin : ici, ostensiblement, la matière a explosé hors du cube newtonien, ou plutôt elle vient d’une dimension qui précède toute mise en forme de l’expérience dans la sphère humaine. Tel un mythique et insaisissable vent d’éther. Ces objets, semble-t-il, portent les traces béantes et ravageuses de leur transgression dimensionnelle.

Quels sont les espaces profonds dont voici la clameur, qui est aussi force muette ? Nous en dénombrons quatre : le cosmos intergalactique et l’abysse océanique pour le lointain, la réalité quantique et l’inconscient de la psyché humaine pour le proche.

Ces sculptures sont des objets venus d’ailleurs : prenez les abysses océaniques… où il y a de la vie malgré la pression titanesque. Lorsque les animaux des profondeurs sont remontés à la surface, ils éclatent et paraissent monstrueux. Les plongeurs sont remontés par paliers, avec pressurisation contrôlée, mais les objets de Laurent Pilon ont subi une dépressurisation mortelle. C’est la violence de venir au proche, le passage du plein dans le vide, ou inversement – la secousse d’une nouvelle densité du temps.

Tous ces objets viennent de très loin, le matériau devrait déjà nous le signaler : les résines de polyester sont des matières modernes issues de la pétrochimie, et en même temps ces chaînes de polymères se constituent sur des composés fossiles. Chez Laurent Pilon, le dosage parfait d’un ajout de silice rend cette résine dense et dure comme le caillou. Le durcissement des matières évoque l’accumulation, la matérialisation et aussi l’accélération du temps. Ce sont en effet des objets chronodenses par le matériau (comme la résine qui devient de l’ambre) et aussi par le façonnement (comme un outil qui est une accumulation de gestes et de savoirs 6).

L’objet qui comparaît devant nous a perdu sa dimension d’ailleurs; pourtant, l’altérité persiste dans ses effets d’implosion et de distorsion. Une vie animale s’est recroquevillée lors de sa sortie des profondeurs, sinon dans le passage d’une dimension dans une autre. Alors le monstrueux des corps exhumés révèle le passage par un monde abyssal où les dieux ont des mandibules d’araignée.

Ce qui est remarquable, c’est que l’objet sculpté, par le jeu des projections et des moulages que nous avons évoqué, devient le réceptacle d’une limite à la fois inscrite et franchie. Comme nous l’avons vu, Laurent PiIon travaille ses volumes avec le dynamisme d’une « compénétration simultanée de l’intérieur et de l’extérieur », selon l’expression du sculpteur italien Boccioni 7, où les ajouts et les retranchements se renvoient les uns aux autres dans une perte du centre. Laurent Pilon crée ainsi la dérive excentrique par laquelle il passe ailleurs et où l’ailleurs revient. Il nous fait passer par le lointain pour nous faire aussitôt revenir dans une proximité de la matière. Il nous met à portée de cette limite dans les matières qu’il travaille, quand la matière elle-même serait allée au-delà des limites du monde physique classique et en serait revenue. Mieux que cela – la sculpture s’en donne le projet –, cette matière sera allée au-delà des limites du monde psychique pour revenir dans celui-ci comme le mouvement le plus étrange de notre subjectivité.

Que serait la matière non observée ? Ce serait une matière qui ne s’est pas encore figée dans une forme ou un état. Les cosmologistes tendent à concevoir une expansion uniforme de la matière dans l’univers : il n’y aurait pas une île-univers au milieu, avec des espaces immatériels alentour, mais plutôt un espace infini dans lequel la matière déborde sans cesse l’horizon – et demeure inobservée dans la périphérie. Nous concevons alors que l’univers observable croît chaque année d’une année-lumière, lorsque la lumière qui revient des confins a le temps de nous rejoindre et de nous révéler la présence de matières dans l’espace profond.

En effet, dans les confins galactiques comme dans notre monde sous-jacent, régi par la mécanique quantique, le choc de particules matérielles non observées avec des photons (lumière) conduit ces particules à absorber les photons pour les ré-émettre et révéler leur position, ce qui a pour effet de détruire leur comportement quantique. Ce sur quoi nous n’avons pas d’information reste dans une multiplicité d’états superposés. Lorsque cette matière est mise en lumière, quelque chose passe de l’état matière à l’état d’information. Pour qu’une matière puisse livrer une parcelle d’elle-même comme information, elle doit se transformer et se figer. Il en coûte aux choses que nous sachions qu’elles existent : elles perdent leur ubiquité. C’est la violence inquisitoriale du langage et du regard, la violence que nous exerçons sur les choses à les nommer, à les décrire et à les connaître. Cette violence du voir serait devenue visible dans les sculptures de Pilon – c’est l’état convulsé et hiératique de celles-ci dès lors que nous les avons sous les yeux.

Nous voilà de nouveau dans notre sujet : qu’est-ce qu’un « autre univers »? Ce serait un ensemble d’objets non encore observés. N’est-ce pas justement ce que nous avons devant nous : l’ensemble des sculptures de Laurent Pilon ne serait-il pas un ensemble d’objets non encore observés ? Alors la distance que la lumière doit parcourir pour nous rejoindre n’est pas la profondeur de l’univers, mais le quasi-infini de la distance interprétative. Ces sculptures proposent une expérience visuelle et tactile de « l’inobservé », tout en étant nimbées d’une lumière qui serait de l’infini fossile, qui serait de l’éternité vitrifiée 8.

Nous acceptons volontiers qu’il y ait des choses que nous ne voyons pas et qui restent invisibles (pour des raisons de distance, de temps, etc.). Nous sommes enclins à penser que notre univers est infini et que tout ce qui est possible en lui pourrait devenir réel et – de surcroît – observable; nous sommes enclins à considérer que ces possibles trouvent leur concrétisation dans les confins. Ainsi, il y a du probable qui reste inobservable, tels les homoncules des alchimistes ou les animaux de légende des contrées lointaines. De ses explorations de la matière aux confins de nous-mêmes, Laurent Pilon nous rapporte ses cryptides, c’est-à-dire des sculptures qui s’apparentent à des êtres légendaires, à des animaux cachés 9. Un possible résiduel demeure dans la marge du visible, il se tient dans l’ombre et pourtant s’avère un éclat inédit de l’Être.

Les sculptures de Laurent Pilon expriment une époque où il semble que le cercle du connu s’élargisse et que le monde physique soit tous les jours plus calculable. Elles offrent une image de la limite – et de notre imagination de l’au-delà – pour montrer que la limite s’éloigne et que tout à la fois l’infini prend naissance ici-même, au creux d’une matière incalculable. Ici, devant nous, la matière exacerbée par le travail du sculpteur n’appartient pas seulement aux objets, mais à un univers dont elle s’emploie à suivre tous les méandres – physiques, biologiques, psychiques…

Ce sont des objets qui viennent de loin – exophoriques (de exo-, « au-dehors » et -phoros « qui porte ») – issus de mondes où la présence se manifeste autrement : comment pouvons-nous avoir des nouvelles de ces mondes lointains, considérant que notre façon de connaître est tributaire des lois physiques du monde auquel nous appartenons ? L’artiste est alors un explorateur qui ne saurait nous dire s’il s’agit d’objets, d’événements ou de rien du tout, mais qui produit néanmoins quelque chose que nous ne saurions voir que selon les valeurs de l’univers auquel nous appartenons, quelque chose qui semble tout à la fois le produit du hasard d’un dé lancé. Il y a une effervescence hasardeuse dans cette matière résineuse des sculptures de Laurent Pilon, laquelle rappelle le hasard fondamental de l’illimitation d’un au-delà ou d’un en-deçà de notre monde.

En fait, les « autres » univers n’existent pour nous que par les visualisations approximatives que nous nous en donnons, dans les sculptures statiques forgées dans notre esprit afin de représenter les structures mathématiques des lois physiques inconnues qui gouvernent ces univers. Nous pouvons ainsi sculpter en imagination un monde à partir des formes qui nous apparaissent de nature à incarner certaines lois physiques; nous pouvons également le sculpter en nous représentant ce que seraient les objets de ce monde : en nous donnant la sculpture à la fois concrète et imaginative de ce que serait un objet dans un tel monde.

Certes, ce que nous désignons ici comme cosmos et abysse, inconscient et quantique sont avant tout des métaphores. Il n’en reste pas moins que les œuvres elles-mêmes sont des exophores, des objets qui viennent de loin, ou qui tendent au lointain. Car le détour dans le lointain permet une modification d’échelle qui sera maintenue dans le regard lorsque nous retrouverons le proche. Ainsi de Signe et lithisme : le cadre s’inspire du signe néolithique, mais les disques de résine qu’il contient évoquent tantôt un tourbillon cosmique, tantôt le fond des océans, etc. Cosmos, océan… Il nous faut – grâce à la métaphore – provoquer un suspens référentiel (ce que nous avons devant nous n’est pas un objet) et nous propulser dans des espaces profonds pour ensuite revenir au proche et retrouver l’attention du détail. Nous pouvons alors nous arrêter dans ces « moments minimaux formels » que Laurent Pilon aura ménagés ici et là dans ses sculptures.

Ici, ce sont des sculptures – déjà exophoriques. Car dans un autre monde, ce sont les reliquaires d’un sacré insoupçonné, les armes de combats occultes, les résidus de torsions inédites de l’espace, des cristallisations incongrues de la marche du temps… – pour peu qu’il y ait dans ces mondes, à chaque fois, quelque chose qui correspondrait à ce que nous entendons par sacré, combat, espace, etc.

L’écriture présuppose une page blanche qui accueille le trait; la parole présuppose un silence qui accueille la voix… Il nous a semblé que la sculpture présupposait aussi une matière immobile et passive qui recueille le geste – la « terre-glaise, docile et reposée » dont parlait Rilke 10. Pourtant la matière est bruyante et mobile, multicolore et active. Il nous a semblé que l’expression humaine n’était possible qu’au prix d’un déni de la matière, alors qu’il faudrait plutôt laisser libre cours à l’agitation native de celle-ci, alors qu’il faudrait libérer son foisonnement chaotique et sculpter à partir de là. À retrouver la clameur abyssale d’une transmatière, qui est perpétuel passage, nous saurons augmenter la probabilité de présence.

Nous l’avons suggéré, l’espace profond serait tout simplement l’imagination, quand la psyché ne serait pas moins océanique, ses contenus subissant les contractions et les contorsions d’une remontée des profondeurs lorsqu’ils se traduisent en formes. La matière première ne serait pas alors la résine – que Pilon se plaît parfois à appeler la matière grise –, mais une fluidité psychique, et aussi la puissance d’être du désir. Aller à la rencontre de ces sculptures, c’est découvrir qu’elles sont issues des vertiges qui existaient déjà en nous-mêmes. Elles sont La souriante issue des immondes matières de la vie du jour 11.

Notes

1 « Dans le monde de la technique planétaire déployée [la matière] est devenue avant tout un pur matériau; elle est manipulabilité et calculabilité à l’état pur […] Cette réduction de la matière au matériau de la production humaine amène à son accomplissement, une vocation inscrite dans la matière depuis les origines de la métaphysique.» Cf. Gîanni Vattimo, «Au delà de la matière et du texte. La dissolution de la matière dans la pensée contemporaine », dans Christian Descamps et al., Matière et philosophie. Architecture, science, théorie, Paris, Centre Georges Pompidou, 1988, p. 58.

2 Le polyester est un assemblage chimique d’esters, lesquels étaient connus comme ethers-sels et dérivés de fluides très subtils, à la limite de notre monde : l’aithêr des anciens Grecs.

3 Didier Raymond, Schopenhauer, Paris, Seuil, coll. « Écrivains de toujours », 1995, p.168.

4 Chine. Terre de civilisations, sous la dir. de Robert E. Murowchick. trad. Victoire Surio, Paris, Bordas, 1996, 192p.

5 Pierre Jean Jouve, «Inconscient, spiritualité et catastrophe», avant-propos de Sueur de sang (1933-1935), dans Les Noces, préf. Jean Starobinski, Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 1966, p. 143.

6 Selon la notion de time-binding d’Alfred Korzybski. Les humains sont des thésauriseurs de temps (time-binders), qui peuvent utiliser les systèmes de symboles afin de créer une accumulation permettant aux générations futures de reprendre les choses là où ils les ont laissées. Dans Science and Sanity, 1933, Korzybski envisage les applications de cette compression et capitalisation du temps où, paradoxalement, le temps disparaît dans une transmission directe et intemporelle.Alfred Korzybski, Science and Sanity : An Introduction to Non-Aristotelian Systems and General Semantics, Englewood, NJ, Institute of General Semantics, 1995 (5e éd.).

7 Umberto Boccioni (1882-1916)

8 Si l’espace est infini, la lumière des confins met une éternité à nous rejoindre. Nous supposons que la lumière qui éclaire les choses autour de nous participe du moment où notre univers se révèle à lui-même.

9 « Cryptide », terme forgé par le zoologue Bernard Heuvelmans dans les années 1950 pour désigner un animal caché. Nous en proposons une acceptation cryptoesthétique.

10 « Combien de fois j’ai envié à Rodin sa terre-glaise, docile et reposée, qu’on n’utilisait pas pour dire Bonjour ou pour commander un repas! »Rainer Maria Rilke à Catherine Pozzi, 21 août 1924. Catherine Pozzi – Rainer Maria Riike, Correspondance 1924-1925, éditée par L. Joseph, Paris, La Différence, 1990, p. 65.

11 Pierre Jean Jouve, Les Noces, op. cit. n. 5, p. 190.