Ombres chimiques

Masses obscures

de Laurent PilonGalerie Rochefort et Studio Jacques Bilodeauoctobre 1999

Spirale janvier-février 2000

par Christine Palmiéri

Plusieurs pensent que l’œuvre de Laurent Pilon joue du trompe-l’œil, dans la mesure où elle « ferait semblant » d’offrir à notre sensibilité des figures d’un monde organique préexistant. Or, aussi loin que nous remontions dans l’histoire géodésique ou zoologique de la terre, cet univers physique et biologique dans lequel nous plongent ses sculptures, nous ne retrouvons nulle part de référents spéculaires qui soient la preuve tangible que l’artiste sombre dans une banale mimésis du monde. S’il est vrai que la pensée, dans ses folles inférences, peut nous conduire vers des référents d’ordre organique, elle nous amène toutefois à outrepasser ce que nous sommes censés y voir : des coques vides, des enveloppes calcaires, jamais habitées ni touchées par un organisme vivant. Ainsi procède trop souvent la visée interprétative, selon une logique précipitée qui évacue le sens symbolique pour ne laisser qu’un faire, qui ne serait qu’une « façon » rhétorique de travailler la matière.

L’œuvre de Laurent Pilon va beaucoup plus loin : elle rend compte d’une mémoire de formes ancestrales et de textures granuleuses, poreuses ou lisses, empreintes mnésiques qui coulent entre les doigts du modeleur en se mêlant à la résine fluide qui épouse les cavités du moule. Ces grandes architectures du vide, intitulées Les danseurs, ces géantes carapaces qui se meuvent avec notre regard dans l’espace d’un temps anachronique, sont créées dans des matériaux du XXe siècle mais selon des techniques qui remontent à la nuit des temps. Constituées d’un amalgame de substances chimiques et de matières mnésiques, elles s’érigent entre passé et présent, tels des avortons de résine de polyester qui se cherchent une identité auprès des agates, des marbres, des ammonites, des carapaces de scarabée que la mémoire du corps a greffés les uns aux autres.

Pilon explore à sa façon la genèse du phénomène dont parle Max Loreau, déclenchant un processus de sédimentation, de stratification et de fossilisation de la matière comme pour la saisir en un nouveau commencement, entre chaos et cosmos. Phénomène qui s’apparente à celui d’une pensée en « formation », dans la plasticité même du matériau qui se plie aux formes en creux du moule, lieu réceptacle et matrice par excellence où s’exprime la fameuse « ressemblance par contact » analysée par Georges Didi-Huberman. Chez Pilon, la ressemblance par contact se fait à l’intérieur d’un moule sensible que l’artiste modèle de ses mains, façonnant le vide par la soustraction de la matière afin que la résine puisse y loger sa « densité concave », comme il dit, propriété tant virtuelle qui matérielle. C’est par son invisibilité que cette substance, tel un caméléon, se moule aux choses du monde, provoquant ainsi une confusion perceptive qui nous fait attribuer une volonté mimétique à l’artiste, malgré sa résistance aux performances de simulations extraordinaires du matériau. Avec sa dernière pièce, Pied de pélican (1999), il peut cette fois utiliser une source référentielle réelle, détournant le jeu mimétique invisible de la matière en rendant visible la fibre de verre, peau structurante, squelette qui lie et maintient rigides les pellicules de résine dans lesquelles elle est habituellement enfouie. La griffe menaçante de cette patte palmée, gigantesque éventail rappelant une aile de chauve-souris, semble mue par une agressivité digérée contre les effets mimétiques mêmes du plastique. C’est dans une poïétique de la colère que Pilon semble refuser la monstrueuse beauté de la matière en tant que miroir de la Nature.

Ces masses obscures, ces fragments de ptérodactyle, telles des ombres chimiques, semblent planer sur l’avenir comme la prémonition d’un environnement menacé. Pilon prouve qu’une œuvre, même réalisée à partir de matériaux synthétiques, qui exigent une rationalité des gestes, ne peut se faire sans l’imagination, sans la mémoire, sans la connaissance sensible et intuitive du monde, incrustées dans les tissus neuronaux autant que dans la moelle des phalanges, lui donnant ainsi tout son sens, à travers un langage non seulement plastique mais aussi poétique.