Vacuum d’espaces

Entrevue avec Laurent Pilon

Revue ETC, #80, pp. 31 à 34

Entretien dirigé par Patrick Poulin

Souvent associé au simili, le plastique est un matériau omniprésent dans la vie de chacun 1, mais on considère rarement la teneur symbolique ou esthétique des plastiques, sinon pour les assujettir à une forme-modèle. Il s’agit pourtant d’une matière autonome qui s’apparente à certains égards à l’argent ou à l’informatique (ne serait-ce que par le rôle central qu’elle joue dans le maintien de la paix sociale). Quelques artistes font du plastique un usage intensif, et j’ai eu l’occasion de discuter de cette matière avec Laurent Pilon, qui travaille depuis vingt-cinq ans avec des matières plastiques non-formées et qui a présenté son travail un peu partout au Québec, notamment au macm 2.

(Patrick Poulin) Nous avons discuté à quelques reprises de la manipulation des matières plastiques, et tu en évoquais la sensualité. Qu’entendais-tu par là?

(Laurent Pilon) D’entrée de jeu, j’aimerais préciser ceci : mon expérience des matières plastiques est celle d’un praticien qui se concentre surtout sur la manœuvre de la résine de polyester. Je me réfère donc surtout à cette résine que l’on peut considérer comme la plus commune, la moins spécialisée, et qui en cela m’apparaît comme la plus « amicale ». D’autres résines thermoformables, comme les résines de polyuréthane, époxydes ou acryliques offrent des propriétés similaires, mais leur processus de fige ou de mixtion est un peu plus capricieux ou laborieux.

Mais pour répondre à ta question, je dirais que la viscosité de la résine est probablement sa qualité la plus sensuelle – et sémantiquement la plus riche. Elle imprègne et se laisse imprégner, avec une sidérante propension à la mutabilité substantielle, dans les métissages. De voir littéralement la matière se transformer et se constituer devant soi, comme d’assister à sa fusion « lithique » avec la gangue pulvérulente d’un moule ouvert, est un plaisir qui se renouvelle quotidiennement et puise à même une intarissable multiplicité de singularités. Sa corporéité n’est que potentialité.

(PP) D’ailleurs, et c’est curieux, quand on évoque les propriétés des matières plastiques, on recoupe souvent celles de la cire (très parcourues philosophiquement). Ce sont pourtant deux matières très différentes, ne serait-ce qu’au plan symbolique, pour ne rien dire de leur historicité. Peux-tu nous en dire plus? Est-ce que la cire et le plastique ont la même valeur symbolique, la même importance?

(LP) Tout d’abord il faut dire que les termes cire et plastique ont un caractère métonymique, et ils renvoient à de très vastes familles matérielles : par exemple, en 1963, en une seule semaine, mille cinq cent nouvelles synthèses du plastique avaient été recensées. Cela dit, pour penser ces deux matières, il est pratiquement impossible de ne pas se référer à la  très dense et courte réflexion de Roland Barthes sur le plastique dans ses Mythologies 3 ainsi qu’à Morceaux de cire de Georges Didi-Huberman 4, deux textes fondamentaux; mais je n’entrerai pas ici dans les détails.

Puisque je suis praticien et non philosophe, je me limiterai à retenir que, théoriquement, la principale charge de préfiguration que ces deux matières véhiculent est une indétermination en tant que substance, et que la manœuvre du « cauchemar » infini et vertigineux des métamorphoses qu’elles suggèrent peut permettre de dépasser les manières plasmiques et plastiques 5.

Si on resserre un peu plus au concret, il est intéressant de  relever que, à l’instar du plastique, la cire a aussi une origine végétale, soit le nectar de fleur; mais aussi que l’élaboration chimique de ces deux matériaux demeure plus ou moins mystérieuse – soit, respectivement, la recherche empirique en laboratoire et les capacités métaboliques de l’abeille. Aussi dans chaque cas, une forte intimité est entretenue avec le vivant : conservation alimentaire, alvéoles utérines, usage médical, etc. La vie n’est jamais loin. Mais la cire se distingue encore du plastique en ce que ce dernier est issu d’une transformation de végétaux fossiles, tandis que la cire reste arrimée au vivant.

De plus, bien que la cire permette une infinité de compositions matérielles, celles-ci ne peuvent se développer que dans un registre qui s’étend de l’opaque au translucide (et non jusqu’à la transparence), ce qui n’est pas le cas des résines thermodurcissables. Nous sommes tous un peu déstabilisé la première fois que nous voyons l’inclusion d’un objet dans une masse transparente de résine d’acrylique, de polyester ou d’uréthane. Même si ces objets demeurent inchangés, ils passent par ce procédé au statut d’image, ils deviennent des sortes d’« hologrammes tridimensionnels ». C’est une manœuvre formellement très primaire, mais qui illustre bien cette facilité à manipuler la matière sculpturale comme on le fait déjà avec l’image, et qui rend la résine si intéressante : la mutation du « visible » s’opère au cœur même de la matière.

Il faut aussi retenir que, contrairement aux plastiques thermoformables, les thermodurcissables n’offre qu’une viscosité partielle en ce que le parcours qui va du  liquide au solide n’est pas réversible comme celui de la cire. En cela ils sont moins des « matières en soi ».

(PP) Cette discussion autour de la cire et du plastique me rappelle la juxtaposition qui a été faite au Deutsche Guggenheim, avec Joseph Beuys et Matthew Barney 6. Si les plastiques peuvent s’envisager à partir d’une métaphore alchimique (et toute l’œuvre de Barney le suppose), est-ce que l’opposition Beuys/Barney se ferait symétriquement avec une opposition cire/plastique et, en philosophie, Hegel/Deleuze? Comment penser ce rapport?

(LP) Je connais bien Barney, mais j’avoue n’avoir hélas pas vu l’exposition au Deutsche Guggenheim. Mais d’emblée je dirais qu’il y a une similitude dans l’importance de leurs opérateurs autobiographiques. Pour chacun le parcours initiatique est crucial – la transformation de l’apprenti dans The Order; le quasi mythique moment de révélation survenu lors de l’écrasement de l’avion de Beuys pendant la seconde guerre mondiale… Chacun présente l’idée d’une mutation personnelle qui entraîne un changement radical du rapport figuratif à la matière et transforme profondément l’outillage des projections sur elle. Peut-être s’agit-il d’une transformation qui leur donne une très grande liberté narrative ou conceptuelle, une « ouverture » qui fait écho à la viscosité alchimique du plastique? Je ne sais pas.

(PP) Oui, et j’imagine qu’il faut aussi connecter ta remarque avec le discours de la contrainte athlétique chez Barney (la discipline). Par ailleurs, si on accepte que le plastique soit généralement assujetti à la forme, alors qu’il s’agit d’une matière qui aurait un intérêt en soi, comment expliquer que Barney fasse de la vaseline la matière de toutes les formes, c’est-à-dire la « forme de la forme elle-même »? Ne pourrions-nous pas plutôt croire que, sous cet effacement, la matière plastique montre une certaine domination, au même titre que l’argent ou l’information?

(LP) Chez Barney les formes semblent s’autodétruire par « sur-symbolisation », tel que le font les voitures Chrysler qui sont confinées dans le hall d’entrée de l’édifice du même nom. À l’instar du grand nombre de lieux, d’objets ou d’acteurs qui nourrissent son imaginaire narratif et qui sont pour la plupart déjà symboliquement très connotés, la démarche de Barney accumule les métaphores liminaires à un rythme si étourdissant que l’on a la sensation de se retrouver devant une implosion sémantique qui aurait pour effet de ne laisser, d’une manière résiduelle, que la forme de la forme. Mais il faudrait effectivement commenter dans le détail l’usage séminal de la vaseline dans The Order.

(PP) Et la « forme de la forme » évoque bel et bien la plasticité numérique. En quoi la logique numérique des nouveaux médias montre-t-elle une ressemblance avec celle, matérielle, des plastiques?

(LP) Le plastique est objet mais parce qu’il met surtout en scène son animation; il est davantage un « immatériau » qu’un matériau. À l’instar du numérique et des systèmes informatiques virtuels, son vacuum est un lieu de simulation. Le manœuvrer comme médium d’imprégnation nous confronte au développement d’une symbolique de l’équivalence, d’une poétique qui nous aiderait à échapper à « l’enfer du simulé » dont parle Baudrillard.

Mais le plastique est surtout une masse obscure qui peut engloutir les autres matières qui passent à proximité. Son frégolisme est sans limite, il ne résiste à aucune forme et inversement aucune forme ne lui résiste. Comme le disait Huberman de la cire, il est insensible à la contradiction entre forme et informe. L’écart entre le réel et l’imagination de celui-ci dont s’est historiquement nourrie la métaphore est ici d’une grande précarité. Comme pour les arts numériques, le questionnement esthétique touche l’essence même de la puissance mythologique du symbolique. Selon moi, le défi plasmatique paraît aussi utopique et insurmontable que celui d’assurer la possibilité d’une transcendance et la survie du poétique.

Heureusement, le plastique est aussi une matière ouverte sur la plasticité simple, surtout les résines, des plastiques essentiellement sculpturaux 7. Même lorsqu’on les emploie comme vernis, ils demeurent toujours une épaisseur, une matière en volume. Cet ancrage prononcé dans le réel, que l’on pourrait associer aux efforts investis dans les arts technologiques pour le développement d’interfaces sensorielles, est par contre indissociable de sa virtualité. Je crois qu’il faut accepter la résine comme une matière ambiguë, paradoxale en ce que son usage produira toujours à la fois du simulacre et de la simulation.

Il serait probablement aussi très fécond dans cette comparaison de mettre en parallèle la temporalité fossile ou géologique du plastique avec la temporalité électronique du numérique.

(PP) En terminant, comment situer ta pratique du plastique et de la résine?

(LP) Je dirais simplement que la manœuvre de la résine répond chez moi à un intense désir de présence, à une nécessité de voir apparaître des choses. Contrairement aux ombres, les fantômes apparaissent dans l’espace ou parfois dans un miroir, mais jamais sur un canevas ou un sur mur. Lorsque j’ai manipulé la résine de polyester pour la première fois, j’ai été littéralement fasciné. Je sais maintenant que c’est parce que ce matériau est une « sorte de vie » et qu’en cela le phénomène de l’apparition est plus décisif, qu’il peut exister avec plus de corporéité qu’avec tout autre matériau que je connaisse.

C’est ainsi sa capacité à entretenir la durée de sa macération géologique, par une mémoire chimique et dans des parcours matériels, qui me paraît la plus déterminante : disons une « transporalité ». Aussi, de sentir le temps se resserrer à travers replis, mixtions et osmoses, d’y voir un volume prendre de l’âge et s’épaissir, est ce qui m’apporte le plus d’apaisement comme praticien.

 

1 Vingt-trois pourcent de la production mondiale de pétrole entre dans la production de plastiques. Source : .

2 Cf. Laurent Pilon, Réal Lussier et Michaël La Chance, Le Cri muet de la matière, catalogue de l’exposition présentée au Musée d’art contemporain de Montréal du 8 octobre 2004 au 9 janvier 2005.

3 Roland Barthes, Mythologies, p.171-73.

4 Georges Didi-Huberman, Morceaux de cire, Définitions de la culture visuelle III : Art et philosophie, p. 53-66.

5 « Le terme ‘plasmique’ s’oppose au terme ‘plastique’ en ce que, si le second ‘implique le surenchérissement et la glorification des formes connues ou la présentation d’une pensée si bien dragéifiée que son effet sera perçu furtivement’, le premier ‘implique la création de formes qui véhiculent ou expriment une pensée abstraite, la présentation à l’aide de symboles tangibles d’idées ou de concepts intérieurs’. »Dominique Chateau, Arts Plastique – Archéologie d’une notion, p. 232.

6 All in the present must be transformed : Matthew Barney und Joseph Beuys, Deutsche Guggenheim, du 28 octobre 2006 au 12 janvier 2007.

7 Les usages picturaux de résines synthétiques auxquels ont eu recours Julian Schnabel et Yves Klein sont à cet égard très éloquents.